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THE BLACK HERALD

magazine

LE HÉRAUT NOIR

L’espace négatif du livre : Space, de Gabriel Gauthier – par Emma Vallejo

  • Black Herald Press
  • 17 juin
  • 14 min de lecture

 

Space

Gabriel Gauthier

Éditions Corti, 2024

 




« Trente rayons convergent au moyeu

mais c’est le vide médian

qui fait marcher le char.

 

On façonne l’argile pour en faire des vases,

mais c’est du vide interne

que dépend leur usage.

 

Une maison est percée de portes et de fenêtres,

c’est encore le vide

qui permet l’habitat.

 

L’Être donne des possibilités,

c’est par le Non-Être qu’on les utilise. »

 

Lao-Tseu, Tao-tö king

traduit du chinois par Liou Kia-hway, Éditions Gallimard (collection Folio sagesses), 2025, p. 22.




Dans un atelier quelque part, un sculpteur fabrique un objet négatif. Un objet qui, contrairement aux formes pleines, ne sera pas fondé sur la perception immédiate. Un objet qui n’aura qu’un caractère indirect. Pour le fabriquer, il dépose des particules matérielles sur une forme et capte ainsi son contour. Une fois l’empreinte tirée, il a entre les mains un objet étrange, un moule, mot hérité du latin modulus qui veut dire « petite mesure », qui a la particularité de contenir du vide et d’être coupé en deux en son milieu. À l’intérieur de ce moule, il pourra verser un autre matériau qui, une fois durci, prendra à son tour la forme du moule, c’est-à-dire la forme pleine d’une forme vide, quoique la chose moulée ne sera jamais exactement identique à la forme première car entre temps il y aura eu des accidents, l’expansion progressive de l’espace et un tas d’autres choses que je ne peux pas prédire ici. Ces formes moulées en plâtre, on les appelle des épreuves. Et c’est vrai qu’elles sont faites pour éprouver le temps, qu’elles sont des formes transitoires en attente d’être remplacées par des matériaux plus nobles, comme la pierre ou le métal, des brouillons fragiles qui hantent les musées. Mais le sculpteur n’est pas obligé de remplir son moule. Il peut le laisser vide, décider que le geste est fait et que l’objet négatif existe comme un vase vide sur une table, c’est-à-dire, comme l’écrit Lacan, un objet qui est fait « pour représenter l’existence du vide au centre du réel ». Le moule restera alors aux yeux de tous une forme en attente, au seuil d’une action toujours potentielle : un négatif, un contour, une structure artisanale, une forme évidée. Eh bien, ce sculpteur c’est Gabriel Gauthier, quoi qu’il soit écrivain, ces deux activités sont semblables. J’émets la double hypothèse que son livre, Space, est un moule, un moyen de sculpture fragile, un objet qui pourrait nous permettre, si nous le prenons au sérieux, de fabriquer d’autres objets, c’est-à-dire d’autres livres. Et que ce livre a été fabriqué en suivant un geste de moulage et qu’il nous engage à suivre cette méthode, à n’écrire qu’en moulant des choses, qu’en captant le contour de leur forme ou comme l’écrit Gabriel : « la pointe de diamant des phrases[1] ».


Prenons les choses ainsi : le problème avec la narration, c’est son plot. J’entends ici plot en anglais, mot-double qui veut à la fois dire « intrigue » et « parcelle ». Les livres se dotent d’une intrigue plus ou moins bien cadrée, une architecture censée nous faire croire que chaque élément coïncide avec un autre pour qu’on ne puisse jamais douter de l’univers dépeint, qu’on ne puisse plus jamais douter de l’univers tout court. La parcelle est ainsi délimitée : c’est mon livre et pas un autre, c’est mon histoire et ce n’est pas celle du voisin. C’est juste une histoire de cadastre. Et l’intrigue-univers, ficelée, n’est jamais décousue, elle tient, seule devant nous. Si on transpose en français ce même mot, plot, on obtient quelque chose de tout à fait semblable. Les plots sont des objets orange fluo qu’on dispose pour délimiter la chaussée et qu’on peut aussi trouver dans les romans pour nous indiquer le chemin que nous devons prendre. Or, juste à côté de nous, ce que les plots délimitent, ce que la narration délimite, c’est un espace négatif autour et entre les choses, un chantier privé interdit au public. Interdit au lecteur. Parce que l’intrigue de Space est un ruban qui ressemble à une boucle de Möbius, la narration peut être tordue et exister dans plusieurs dimensions. Le livre peut être un lieu infini où il n’y a aucun plot à l’horizon, un espace accessible à tous les usagers. L’écriture de Space est une activité sensuelle et répétitive, un peu comme celle que préconisait le poète Jack Spicer quand il disait que les poètes sont des radios. Gabriel est poète et doit écrire un peu de cette manière-là : comme une radio dans une voiture qui file sur la route, capte des fantômes sur des plages. Comme un paysage qui s’effiloche par la fenêtre où tout n’est déjà plus là, où tout est déjà passé, un paysage comme une bobine qui se défile. En fait, tout se passe comme si Gabriel moulait des phrases pour nous offrir seulement le contour fragile de la narration, sans jamais accéder à la narration. Ou plutôt, pour échapper au schéma de la narration qui voudra, malgré nous, nous conduire d’un point A à un point B, qui voudra un peu trop nous faire remplir le livre, nous faire respecter le cadastre, nous faire raconter des histoires. Alors, il ne faut jamais arrêter la voiture. Le narrateur nous le dit, en parlant de ses phrases : « J’essayais de les faire les plus vides possibles[2]. » Des phrases comme des moules, comme des vases, comme des carafes où le centre revient toujours à manquer après qu’on a fait couler tout ce qu’il contenait, comme des petites mesures pour tenter d’éprouver l’espace qui nous entoure.


Car Space n’est pas un livre comme les autres livres. Bien sûr, il l’est en apparence : c’est un objet matériel, il a des pages attachées entre elles et une couverture avec un titre et le nom de son auteur et nous pouvons tout à fait, à l’intérieur, y lire une suite de phrases cohérentes. Mais la cohérence du livre ne vient pas uniquement du sens des phrases, même si toutes les phrases sont réglées comme des horloges, dans ce livre c’est presque plus organique, voire presque plus mystérieux. L’auteur choisit de nous montrer que la cohésion d’un roman a tout à voir avec la cohésion de l’univers : il y a une matière qui fait tenir les choses entre elles sans qu’on puisse la voir. Et peut-être que cette matière, à bien y réfléchir, ça s’appelle simplement la confiance, quelque chose d’invisible qui est là et qui nous fait tenir en orbite, comme la gravité. Car, quand nous ouvrons Space, nous ouvrons la porte d’une pièce sombre. Dans cette pièce, nous pouvons seulement nous repérer en caressant les murs pour deviner le contour des choses, comme le narrateur « se cogne aux objets indéfinis [3]» quand il passe sa première nuit à l’intérieur de la maison de Ben. Et ce que nous offre ce livre où on ne distingue pas vraiment les objets, c’est un cadeau rare, c’est la possibilité d’au moins essayer de détailler les choses lointaines qui ne nous ne sont pas données de manière directe et en disant cela, je charrie au moins deux siècles de rapport à la lumière depuis l’invention de l’électricité et notamment de l’éclairage public en ville, qu’on sait avoir été inventé par Louis XIV, en même temps que la police. Dans Space, nous sommes sur une départementale et les phares de la voiture n’éclairent pas notre chemin. Nos yeux s’acclimatent progressivement à ce nouveau degré d’obscurité et en s’acclimatant, proposent une nouvelle question narrative : tout devient hypothétique, comme l’énergie sombre dont parlent les astrophysiciens, cette énergie invisible qui nous entoure à 95% et dont la consistance reste encore un soupçon. Quand nous ouvrons le livre en deux, c’est pour mieux nous apercevoir que le livre ressemble à une porte entrebâillée et que les phrases sont elles aussi ouvertes en deux, comme les distiques des poèmes de Gabriel sont des phrases qui s’ouvrent et il faut alors légèrement se tenir aux murs car nous risquons à chaque fois de tomber dedans, dans l’ouverture, de trébucher dans le milieu des phrases, dans le lac très profond de Space, de la Cornouaille ou du Portugal. Et cela tient à la méthode particulière qu’a choisi l’auteur pour son écriture, méthode que le narrateur nous indique tenir de Thomas Banks Strong, évêque d’Oxford, qui disait « que les phrases fournissaient en dessous d’elles des renseignements négatifs et que cette connaissance devait nous conduire tout naturellement à les concevoir comme de simples formes, dont le contenu n’importe en rien[4]


Le livre de Gabriel Gauthier est un atelier de fabrication de pièces : pièces de monnaie, pièces à vivre, pièces de puzzle, pièces manquantes. L’auteur nous l’indique très justement : « une lettre n’est qu’une pièce de rechange[5] ». Le livre entier tourne grâce à une certaine mécanique et Ben, s’il passe son temps à réparer sa voiture noire dans son garage, c’est bien pour souligner cette activité permanente : Space est un atelier de réparation à ciel ouvert. Dans le livre, tout se travaille, se fabrique et s’assemble devant nos yeux : Ben et le narrateur réparent des choses, réparent des phrases et des idées et finalement, réparent le monde dans leurs conversations qui deviendront ce livre. Gabriel nous embarque à l’intérieur de son atelier-garage sans jamais cacher aucune ficelle et il n’y a pas de doute, à l’intérieur, c’est la littérature qu’on travaille, qu’on répare, réaffirmant quelque chose qui manquait dans le paysage littéraire : « le message, c’est le médium[6]». L’auteur transporte un mot après l’autre pour les assembler, pour les monter et pour que nous soyons témoins ensemble du geste, comme au théâtre, une communauté éphémère peut se créer car nous sommes témoins d’un geste à plusieurs. La seule chose qui compte c’est de faire marcher les phrases comme on fait marcher ses propres jambes, les phrases sont des vitesses et des lenteurs et doivent avancer comme des transports pour ne jamais rester figées, pour ne jamais devenir une forme trop identifiée.


C’est au cœur de la vallée du Test (Test Valley) que se cache cet atelier de réparation. Comme Ben et le narrateur marchent le long de la rivière qui a donné son nom à la vallée, l’auteur trace la phrase de désir de ce livre, une phrase programmatique qui pourrait être à elle seule le cœur du réacteur de Space : « je change et je ne suis pas obligé de le dire[7] ». Il en fait sa méthode de travail, sa méthode de croyance et à la lumière de cette phrase, le livre s’illumine : ici, tous les mélanges sont possibles. Un mot peut arriver, avoir toujours été là, repartir, changer grâce à une faute de frappe ou devenir autre à cause d’une lettre manquante. Ainsi, Space peut être un espace bizarre et enveloppant, fait de toutes les coïncidences du monde : un brouillon permanent. Cette phrase nous encourage à croire qu’il n’y a rien d’originel, l’auteur n’a pas envisagé sa posture comme celle d’un inventeur de mondes : il prend, il déplace, il transforme, il goûte. Il teste. Il aménage un petit lieu dans le monde,  un lieu fait de répétitions, de prières, de vérifications journalières dans un carnet de bord pour continuer à y croire.


Scène du Globe Theatre à Londres. Dessin par Frances A. Yates, fondé sur Robert Fludd / Sketch of the stage of the Globe Theatre based on Fludd (in The Art of Memory, Frances Yates).
Scène du Globe Theatre à Londres. Dessin par Frances A. Yates, fondé sur Robert Fludd / Sketch of the stage of the Globe Theatre based on Fludd (in The Art of Memory, Frances Yates).

 


Le refus du contenu et de la description totale des choses semble venir chez l’auteur d’une confiance vitale dans les noms, dans les mots, pour ce qu’ils transportent et ce qu’ils pourraient devenir une fois assemblés, une fois réparés. Et il faut entendre réparer en anglais, repair, re-pairer : recoudre les choses ensemble. Gabriel est un tailleur qui nous donne accès à tous les points de couture et c’est ce que nous voyons dans le ciel de Space : une constellation de points, le contour d’une galaxie. Et pour cela, les mots doivent rester le plus vides possible, le plus indéfinis possible, comme en grammaire, l’indéfini s’applique à une réalité qu’on ne veut ou qu’on ne peut pas déterminer complètement. À plusieurs reprises dans le livre, les noms sont précédés d’un article indéfini, veillant à ne jamais rendre les choses trop connues, trop déterminées, voire à toujours s’assurer que les choses qui nous entourent n’appartiendront jamais à personne, pour contrer le fils Doreur, l’antagoniste du livre, qui cherche à piéger les mensonges de Ben comme s’il détenait la vérité. Gabriel laisse toutes les choses qu’il nomme voguer au large de Space, vagues. Il y a dans le livre un rejet de la distinction entre réel et fiction. Ou plutôt, il s’agit de toujours garder côte à côte la fiction et le réel, comme le groupe de vélos dans Space qui joue à se doubler le soir, en rentrant de la plage, dans la pénombre on ne sait alors plus très bien lequel est lequel. Les choses n’ont pas besoin d’être déterminées comme réelles puisque tout ce qui existe existe de toute manière sur cette page. Gabriel choisit Ben, un personnage mi-réel, mi-fictif, qu’importe au fond puisque justement, la question réside dans cet écart dynamique entre les deux, entre le vrai et le faux, entre ce que nous disons et ce que nous ne disons pas, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas. Ben parle comme un faussaire, comme un Gaspard Winckler des services secrets, personnage qui se balade entre les livres de Perec et à qui on emprunte le nom, tout comme Gabriel emprunte des mots et des noms à d’autres et fait emprunter au narrateur, non sans terreur, un tunnel sous la Manche. Et Ben, dans son contour à peine dessiné, nous met sur la piste d’une certaine approche de l’écriture : un personnage fuyant, mouvant, toujours déjà ailleurs quand on essaye de le décrire et qui raconte mille histoires ou qui ne raconte qu’une histoire pour en raconter mille pour qu’au final Ben, comme la littérature, demeure un objet volant non identifié.


Cette manière d’écrire un livre en refusant de figer son contenu, en acceptant les trous dans les pages comme la mémoire est trouée, comme la vie est trouée par le manque, est un engagement d’une beauté rare. Un engagement que prend l’auteur sans jamais le lâcher et qui rend ce livre si important. Après Space, il ne s’agira plus d’écrire ce que nous sommes ou ce que nous avons, mais plutôt de toujours essayer de décrire ce que nous n’avons pas, ce que nous ne sommes pas, ce que nous voyons mal, pour que nous puissions être certains d’avoir au moins toujours cela en commun : le vide qui nous entoure et nous constitue tous. Gabriel suit ainsi l’intuition que les choses les plus effrayantes sont celles que nous ne pouvons pas partager, que nous ne pouvons pas décrire. Il utilise le phénomène de l’acouphène, ce bourdonnement qui n’existe que dans notre oreille ou dans notre tête et que personne d’autre que nous ne peut entendre. L’acouphène, comme une interprétation de l’espace qui regroupe toute la classe des fantômes. Grâce au manque disponible dans Space, l’auteur développe la théorie que les choses peuvent se traverser. Et nous pouvons alors être infiniment reconnaissants envers tous les inventeurs qui ont fabriqué des machines capables de traverser les lieux comme les voitures, les trains ou encore les avions car autrement, sans ces moyens de transport, nous serions éternellement bloqués et ce serait pour toujours comme si nous étions changés en statues de sel. Non, Space nous apprend que nous avons le droit de traverser les choses comme les fantômes, dans les films, traversent les murs des maisons. Et j’ajouterai que depuis que les frères Wright ont inventé une machine volante motorisée, nous avons le droit de traverser le ciel comme nous traversons la tristesse, nous pouvons traverser les choses comme nous traversons les nuages.


« Écoute moi, désormais, nous ne dirons plus que nous rentrons à la maison quand nous rentrons à la maison. Non, nous ne rentrerons plus à la maison, nous roulerons en direction de ce qui n’est pas là, que ce soit la maison ou que ce soit ailleurs, et c’est, j’imagine, à ce moment-là que je compris pour la première fois que l’espace nous donnait quelque part la permission de le traverser pour qu’éventuellement un jour les choses et les gens ne viennent plus à nous manquer.[8] »


Ce livre semble avoir été écrit comme une conversation. Ce n’est pas pour rien si les deux personnages, Ben et le narrateur, fabriquent le monde, fabriquent le livre dans leurs conversations le soir, sur des lits superposés, sur des conversations superposées. Comme Deleuze disait de sa collaboration avec Guattari, la question n’a jamais été d’écrire ensemble mais de « s’entre-écrire ». Space est monté sur cette idée qu’un livre est une conversation engagée avec celui qui le lit. Et c’est une des choses les plus belles, les plus généreuses de ce livre. Dit comme ça, ce n’est pas une idée si novatrice : bien sûr, un texte engage toujours un dialogue avec son lecteur et vice versa. Mais chez Gabriel, c’est un peu nouveau. Si les mots doivent être aussi vides, c’est parce qu’il servent de monnaie d’échange : « je veux me servir d’un langage qui s’échange facilement, se comprend immédiatement et tourne dans tous les sens[9] ». Il développe cette idée dans Contra, ensemble de textes théoriques qui précèdent désormais la nouvelle édition de Simurgh et Simorgh, poème réédité au Théâtre Typographique en 2024. D’ailleurs, ce n’est certainement pas un hasard si le mot conversation, dans son étymologie latine conversatio, entretient un rapport étroit avec les notions de commerce et d’échange. Dans la conversation, on s’échange des mots comme des objets rares et importants qu’on collectionne. C’est que, parfois, ce que nous disons à l’autre le touche à un endroit et la question ne sera jamais de tenter de localiser cet endroit, de savoir où il a été touché car alors nous chercherions seulement à le cerner, à le comprendre, à disposer des plots autour de lui. Mais plutôt de réaliser que, puisqu’il a été touché, puisque ce que nous venons de lui dire lui fait quelque chose, alors, l’autre transforme cette chose et le tour est ainsi fait : les mots seront toujours quelque part, à l’intérieur de quelque chose et aucun mot ne tombera jamais dans le vide de l’espace. Les mots se transforment en équilibre entre les deux personnes et nous assistons à une danse infinie de toutes les possibilités, jusqu’à ce que nous ayons fabriqué ensemble une petite pièce où tous les objets tournent. Et la tendresse est immense. La conversation est nécessairement un poème en train de se faire à deux, quelque chose qui nous fait nous tenir habituellement dans un même lieu – ce qui est aussi la définition du verbe hanter – comme dans Space cohabitent et s’emmêlent les poèmes et les phrases de Ben et du narrateur jusqu’à devenir quelque chose de nouveau : un livre que, dans ma lecture, dans ma conversation, je transforme à mon tour.


Chez Gabriel, une bonne phrase est comme un tour de magie, c’est-à-dire une suite de mots bien tournés qui font apparaitre ou disparaître des choses dans l’espace, parfois même, les font léviter un instant. Une phrase, comme le geste d’un enfant qui, la main très tendue, très concentré, mime l’attraction d’un objet lointain. Quelque chose qui a un début et une fin plus ou moins localisables, dont on accepte de faire le tour complet, comme la révolution d’une planète autour d’une étoile ou comme la démonstration de l’électricité statique. Dans Space, chaque phrase est un geste performatif : elle porte en son sein une scène, un choix d’angle et de lumière et avec un peu de chance, quelques spectateurs.


Pour finir, ce livre ne dispose pas d’un million de mots qui s’assemblent en images dans nos boîtes crâniennes, ce n’est pas sa méthode. À l’intérieur de ce livre, il y a peu de mots. Mais l’auteur, qui pratique la magie, a été suffisamment agile quand il a discrètement disposé une lentille dans les phrases pour que chaque mot utilisé se concentre et se réfléchisse dans d’autres phrases. De telle sorte que, comme tous les matins, les mots ne cessent de se répéter. Les mots sont une pure lumière. C’est comme si Space était divisé en nuits et que le mouvement des phrases imitait le balayage du faisceau d’un phare. Phares qui, comme l’écrit Gabriel dans sa plus belle trouvaille du livre, est l’anagramme de phrase. Alors, je m’imagine que nous sommes d’un coup projetés à Alexandrie, sur l’île de Pháros, où un Phare a donné son nom à tous les autres phares du monde. Et je crois que ce n’est pas un hasard si sur cette même île siégeait la plus grande bibliothèque, le phare devait servir de lecteur officiel pour lire à voix haute à la mer toutes les phrases de tous les livres, réfléchies en signal lumineux. Peut-être que le balayage du faisceau n’est autre que ce Page Turner dont parle Gabriel, ce mécanicien aveugle qui tourne les pages des livres, essayant tant bien que mal de se repérer dans le noir, de faire en sorte que malgré le vide abyssal de la mer, les bateaux se rapprochent du rivage.


« Car tant que nous savons

Où nous ne nous trouvons

 

Pas

 

N’importe quelle phrase est détaillée

N’importe quelle phrase est détaillée

 

Phrase enfin dont l’anagramme est sans surprises phares

Qui doivent nécessairement être éteints si on entend la

 

Littérature comme un espace

Partagé avec ce qui ne se voit

 

Pas.[10] 




[1] Gabriel Gauthier, Space, Éditions Corti, 2024, p.43.

[2] Ibid., p.68.

[3] Ibid., p.56.

[4] Ibid., p.68.

[5] Ibid., p.98.

[6] Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Points, 2015, p.21.

[7] Ibid., p.97.

[8] Ibid., p.24.

[9] Gabriel Gauthier, Contra et Simurgh et Simorgh, Théâtre Typographique, 2024, p.87.

[10] Gabriel Gauthier, Space, Op.cit., p.202.




Sur le site de l’éditeur




Emma Vallejo est diplômée des Beaux-Arts de Paris. Elle écrit des poèmes et conçoit des spectacles. Ses pièces mettent en scène un monde à l’échelle d’une table, d’un tiroir, d’une main. Le décor, peuplé d’objets qu’elle fabrique et manipule, apparait au gré de ses gestes. Elle tente de développer une approche artisanale et « fragile » de la représentation, puisant dans l’histoire du théâtre d’ombres, de marionnettes ou de papier. Elle est lauréate de la bourse Création en cours des Ateliers Médicis en 2025, année pendant laquelle elle explore les liens entre théâtre et magie avec une école primaire.



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