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THE BLACK HERALD

magazine

LE HÉRAUT NOIR

On ne retiendra pas tout : à propos de Bien assise, de Christine Jeanney – par Bernard Bourrit

  • Black Herald Press
  • 27 juin
  • 7 min de lecture


Bien assise

Christine Jeanney

Éditions Tarmac, Nancy, 2025

 





Rares sont les livres qui vous étranglent d’émotion ; Bien assise fait assurément partie de ceux-là. Certaines entreprises littéraires, entièrement bâties sur leur sujet triste, touchent le lecteur de cette façon : droit au cœur. D’autres font chavirer les esprits par d’infimes variations qu’elles opèrent dans le champ de la tradition. Bien qu’il fasse exactement et simultanément les deux, l’ouvrage de Christine Jeanney ne vibre pas d’intensité telle à cause de sa trame : elle est élimée jusqu’à l’épure, il est question d’une mère devenue trop âgée pour vivre seule et d’une fille démunie ; ni du fait de ses sympathies spontanées : elles flottent quelque part dans le fantomatique triangle que dessinent Une femme (Annie Ernaux), Devant ma mère (Pierre Pachet) et Une mort si douce (Simone de Beauvoir).


Le livre s’ouvre en deux, en deux parties – on peut aussi le dire ainsi : un pli traverse deux possibilités de narration qui, rabattues l’une sur l’autre, ne se recouvrent pas, aggravant l’éloignement quand, justement, avec le déclin des forces de l’esprit, de la langue, de la parole, du tissu de la parole, de la mémoire, une vie s’en va. À laquelle on est accrochée par toutes les fibres de son corps. Qu’il est difficile alors, et merveilleux quand on y parvient, de faire entendre cela : ce qui s’en va, l’errance d’une parole qui perd la source de son énonciation, la survenue dans le sujet de la parole d’une parole sans sujet. En théorie, Catherine Malabou avait déjà exploré ces vertiges de la reconfiguration de la personnalité, l’inouï estrangement de la destruction plastique à l’œuvre dans la dégénérescence du cerveau (Les Nouveaux blessés).


Cependant, c’était en théorie. Christine Jeanney prend le contrepied de cette approche conceptuelle en livrant un texte extraordinairement attentif, à l’écoute, d’un amour d’une profondeur admirable. Toujours à l’affût. Inquiet de ce qui désajuste (oh les métaphores ! leur puissance de figuration, ici les mots « se déboutonnent », se plient (tiens !) en « accordéon », ripent, tristes et mécaniques, sur « l’escalator » du désir en boucle de parler). Ce faisant, l’expérience de lecture devient plus évocatrice, plus envoûtante que n’importe quelle vision abstraite, en vérité d’une extrême sensibilité. Or, la béance de la parole guettée, ce n’est pas le secret qui se dérobe, la grande énigme enfermée dans une boîte enterrée au fond du jardin, l’atrocité personnelle, ou, sur une note nostalgique, l’édénique souvenir perdu, mais le raté même de la parole qui rate.


On dit ça – mais c’est tellement palpable. Dans la première partie, la fille observe et retranscrit tout ce qu’elle entend à la vitesse du son dans ce qui pourrait être un carnet. Elle capte l’environnement sonore, les paroles, les bruits aussi. Mais encore les échanges des infirmières, des médecins, des pensionnaires, les voix de la télévision, et tout ça fait un conglomérat de paroles agglutinées, un naufrage de phrases :  des « non-phrases », des contrefaçons de paroles. Douce folie non démente qui vient nier la réalité. Maille de tricot qui ne se noue pas. Puis, au milieu de la confusion, on entend soudain la mère s’étonner : « Pourquoi tu écris plusieurs fois la même chose ? » Mais la voix de la narratrice n’est ni embusquée ni embedded : elle ne nous embarque pas sur le ton du reportage. Elle entre elle-même dans la ronde des mots. Franchement, c’est-à-dire sans distinction ni privilège. À la hauteur juste, jusqu’aux coudes, et dès lors « tout se vaut, tout est équivalent, je téléphone, tu téléphones, il téléphone, il n’y a pas de sujet […] sans sujet c’est simple, il n’y a pas de sujet. » Voilà comment advient, comment peut advenir la parfaite égalité de tout, qui rend possible – qui restitue la sensation de l’humanité.


Comme les phrases sont vidées de leur sujet d’énonciation, comme la personnalité de la personne s’est dissoute dans son délire, les personnes (« je », « tu », « il », « elle », « on ») peuvent librement transiter d’un sujet à l’autre. À la façon de l’unique œil que se passent et repassent les Grées. Il n’y a plus de relations intersubjectives, tout est « abîmé » : il faut en permanence recoller les morceaux. Alors, ce qui se reconstitue dans l’espace rafistolé, c’est une sorte de toile d’« homologies ». Un univers cousu « d’affirmations opposées simultanées » : à la fois ça et pas ça – ce que la narratrice appelle la parole de Schrödinger. Et cela rétroagit sur la possibilité même de narrer : « elle répète, je répète ». On comprend que, dans le déclin, tout se décline. Que c’est une déclinaison perpétuelle, à perpétuité le long des chaînes sémantiques, dans un glissement sans fin – qui mime donc le mouvement abrutissant de « l’escalator ».


Toutefois c’est moins la folie, doux délitement du dire, qui affole et épuise, que la constante réinvention de la réalité et du souvenir. Cette possibilité au sein de la réalité de faire advenir des possibles non advenus. Pris de vertige, on se demande alors si Christine Jeanney ne veut pas pousser le lecteur plus loin. À s’interroger sur le statut même de la fiction. La fiction, ce mentir-vrai, ne serait-ce au fond que le babil d’une bouche sans « chef » (le mot s’entend – l’auteure fait entendre ce mot dans tous ses sens) ? Un parler anarchique ? Qui invente sa voix, libre enfin, de ne plus appartenir ? Peut-être.


Mais en un sens plus inquiétant. Car de l’acte de communication raté découle une sorte d’aplatissement plutôt que d’élargissement. De rétrécissement, d’angoisse. On a surtout l’impression d’entrer dans un territoire impraticable, où les mots sont coupés à la « bêche » ou bien au contraire prolifèrent comme les vrilles d’une « clématite » laissée à elle-même. Sans guide, et finalement chassés, tués. Ma mère, cette « tueuse de mots », lit-on.


C’est donc l’occasion de redire que l’anarchie, tout comme le doute sceptique, doit rester du domaine de la méthode. Par définition, ces (non) principes sont dévorants, proliférants. De la sorte, parler – parler avec une mère que la parole déserte – revient à mettre en évidence les « obstacles », les « cloisons » : les résistances qui séparent, éloignent. Mais aussi qui permettent, dans cet éloignement précisément, de nommer le malaise et de le tenir sous le regard. De le donner à voir sous le prisme de la fiction. Autrement dit, sans la distance instituante des mots « propre à un groupe », sans structure, sans « tuteur », la parole se trouverait irrémédiablement « non-partageable ».


On en était donc là. À rêver, dans cette première partie, devant ces problèmes énormes soulevés avec la joie mélancolique d’un clown haltérophile, quand soudain le texte se brise, sort de sa gangue, germe. Le livre se scinde en deux, et prend un nouvel essor en son pli médian. Mettant à l’épreuve le programme de ce titre de chapitre : « histoire coupée en deux parties non symétriques ». Ou la citation de Virginia Woolf : « il faut qu’une idée soit brisée des milliers de fois avant de parvenir à se former enfin ». Le cheminement vers la grâce est parsemé de rebuts : ratés et répétitions. De chutes et de chutes.


Dans cette seconde partie, telle une envolée de bulles fantastiques, naissent et se forment des « histoires ». Monades bien rondes, délimitées, qui, dans leur reflet chamarré, font luire et apparaître les images incertaines du passé. Changement complet d’atmosphère, voire de rythme. On traverse lentement, précautionneusement, à tâtons, dans la sidération, ce paysage. Émerveillé devant la splendeur de ce lâcher de ballons comme jadis l’enfant qu’on a été (toi aussi). C’est la féérie mêlée de contes qui montre, comme toujours, mais pas nécessairement avec ce charme aérien, l’avenir écrit dans le passé. Le passé par nature ignorant de tous les jours, de tous les êtres et de toutes les occasions à naître. Or, dans cette rencontre, où peuvent enfin, aux confins, se croiser les regards de vies à jamais séparées par l’inégalité du temps : l’histoire miroite, se fissure, s’étoile, s’écarquille. Parfois, sur un bout de tesson pas plus gros qu’un bouton de nacre, brille un intense et court rayon. Et pour un instant alors, un instant seulement, le passé se souvient du présent. 


« Je suis très attentive, mais je perds tout », dit l’auteure. Nous non plus, on ne retiendra pas tout. Parce que, par un mystérieux tour que nous joue la lecture, nous voici à endosser les habits du texte, dans ce furieux « essayage » qu’est la prose de Christine Jeanney – nous voici, à notre tour, dans la « cabine », à passer des vêtements trop petits ou trop miteux. Chacun dans sa cabine. Séparé(e) par la mince cloison de tout ce qui nous sépare, et donc pourrait nous réunir. Nous voici à répéter sans savoir ce que nous disons. Simplement étranglé dans ces vêtements serrés, pas les nôtres, mais tant portés qu’ils finiront élastiquement par adhérer.


Enfin, nous voici à répéter ces mots – « brode ma fille, brode » : les mêmes qui nous retiennent dans les mots de l’auteure, qui nous attachent aux mots de sa mère, qui sont les mots de notre fond commun « impersonnel ». Notre voix qui est à « nous » – nous, échantillon de l’espèce parlante – ce que le rayonnement cosmique est à l’univers. Qui irradie, refusant de disparaître même quand la « vérité » est morte, même quand le « chef » est mort, même quand le « moi » est mort, et que ne circulent plus que les images. Voulant dire : les métaphores, les comparaisons, toutes ces figures d’analogie qui, par leur caractère filé, effiloché, traversent, comme une aiguille virtuose des pans et des pans de laine, lourde, trop lourde. À l’image des 34 kilos de crins qui écrasent cette pauvre brebis australienne qui passe à la page 9. Les images passent et se faufilent à travers les couches, trouvent une issue lumineuse et merveilleusement douce, et l’on sort ébaubi de tant choses dites et montrées, se sentant appartenir – étonné d’être soi-même un fil de cette dentelle arachnéenne.




Sur le site de l’éditeur


Christine Jeanney




Bernard Bourrit, né en 1977, vit à Genève. Il est l’auteur de textes brefs sur l’art brut, les portraits funéraires, les reliques, les doubles dévorants, le scepticisme, l’anarchisme, la photographie documentaire, les arbres. Publié dans les revues CritiqueLa Part de l’ŒilL’HommeRevue d’histoire des religionsThe Black HeraldPoétiqueLittérature, il est l’auteur de Fautrier ou le désengagement de l’art (L’Épure, 2006), Montaigne. Pensées frivoles et vaines écorces (Le Temps qu’il fait, 2018), Du charisme (Abrüpt, 2022), Détruire tout (Inculte, 2025, à paraîtreet co-traducteur de Zheng Yi (Bleu de Chine, 2007), Tsering Woeser, Ge Fei et Jia Pingwa (Gallimard, 2010, 2012, 2017).


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