Le masque et la vitre – par Jean-Pierre Longre
- Black Herald Press
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À une époque où Internet et les divers moyens de communication à transparence immédiate n’existaient pas, André Breton semblait déjà la réclamer, cette transparence, fustigeant dans Nadja « la littérature psychologique à affabulation romanesque », réclamant des noms, des portes ouvertes sur la réalité. « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant.[1] » Plus tard, Arcane 17 réitère en substance le propos : « La grande ennemie de l’homme est l’opacité[2]. »
Est-ce à dire que le théoricien du surréalisme et les membres de son groupe auraient été des inconditionnels de Facebook ? Milan Kundera a-t-il raison lorsque, dans la sixième partie de L’art du roman (« Soixante-treize mots »), il dénonce le « beau mot » de transparence, mettant en regard l’opacité des « affaires de l’État » et le viol obligatoire de l’intimité de « l’homme privé », le dévoilement de « sa santé, ses finances, sa situation de famille » ? « TRANSPARENCE. Dans le discours politique et journalistique, ce mot veut dire : dévoilement de la vie des individus au regard public. Ce qui nous renvoie à André Breton et à son désir de vivre dans une maison de verre sous les yeux de tous. La maison de verre : une vieille utopie et en même temps un des aspects les plus effroyables de la vie moderne[3]. » Il y a évidemment là le motif du « Big Brother » de George Orwell, que l’on trouve d’une manière récurrente dans des textes divers, par exemple dans le beau roman de Blandine Le Callet intitulé La ballade de Lila K[4], où l’héroïne, à la recherche de sa mère, se heurte aux interdictions multiples et à la surveillance constante d’un pouvoir invisible, à une organisation sociale dans laquelle l’individu ne maîtrise plus son destin, sinon en tentant désespérément de se cacher à tous les yeux qui la guettent.
Alors ? Doit-on assimiler la transparence surréaliste aux méfaits du voyeurisme social ? À qui se fier ? Pensons par exemple à un autre écrivain surréaliste, l’auteur belge Fernand Dumont. Dans La région du cœur[5], le narrateur, en quête de la femme qu’il aime et qu’il a perdue, explore les mystères de l’être humain jusque dans la transgression du réel. La deuxième partie du récit, « L’influence du soleil », relate l’histoire d’un couple étrange et solaire, indifférent aux bruits qui courent sur lui, à la répression latente qui le guette et aux phénomènes extraordinaires qu’il provoque. À la fin, la foule se masse autour de la maison que le couple habite, et voici ce qu’il en est : « La maison n’était plus qu’un immense bloc d’une matière incroyablement transparente, et doucement lumineuse, quelque chose comme du cristal, mais infiniment plus pur que celui que nous connaissons, et à l’intérieur, au-delà de cette admirable paroi dont nul souffle ne ternissait l’éclat, on voyait aller et venir, comme dans un de ces rêves éblouissants dont on garde pour toujours une douloureuse nostalgie, on voyait aller et venir sur un fond de très vieille légende, beaucoup plus petit que nature, splendide et rayonnant comme jamais, le couple[6]. » Cependant, « ceux qui pour mieux voir s’étaient appuyés sur la paroi s’abattirent soudain dans un affreux terrain vague où, parmi les orties et les décombres, s’entrouvrait une rose rarissime car elle était de la couleur tristement prophétique du dernier crépuscule qu’il nous sera donné de voir avant de quitter la vie[7]. » La transparence est-elle exceptionnelle, ne peut-elle déboucher que sur des décombres, et signale-t-elle l’approche de la mort, dont un « affreux terrain vague » est le chemin obligatoire ?

Allons plus loin, sans perdre de vue que ce sont l’art, la poésie, la littérature qui peuvent apporter un début de réponse. En livrant leur vie à la toile mondiale par écran interposé, certains pensent peut-être participer au destin collectif de l’humanité. C’est tout le contraire : l’écran n’est qu’un miroir, à la fois instrument narcissique et obstacle aveuglant à la connaissance de soi et des autres. On croit montrer la vérité, on la cache aux autres et à soi-même. C’est vrai aussi en matière d’écriture, rétorquera-t-on : celle qui prétend dire toute la vérité, rien que la vérité (reportage, essai, journal) cache involontairement l’essentiel. Disons alors : l’écriture du vrai, c’est celle qui avance masquée (« Larvatus prodeo », écrivait Descartes) : poésie, roman, théâtre sont de puissants révélateurs, et ne s’en contentent pas. Une tragédie grecque, derrière le masque, montre ce qui est caché, fait surgir les passions enfouies, métamorphose les individus selon le phénomène de la catharsis.
Et l’autobiographie ? Dévoilement de soi aux yeux des autres et de soi-même, certes. Mais dévoilement à caractère littéraire, à la recherche d’une authenticité qui n’exclut ni la distance (temporelle, notamment) ni la portée poétique. Un auteur comme Michel Leiris ne revendique pas autre chose – et ses volumes autobiographiques, si sincères, si analytiques, si fouillés soient-ils, vont bien au-delà des confidences facebookiennes… Et même si le narcissisme possède ici sa part, il n’est qu’un aspect de la chose racontée. Leiris, comme Jean-Paul Sartre avec Les mots, comme bien avant eux Montaigne avec ses Essais, se montre tel que la langue peut le dépeindre, en creusant au plus profond d’elle-même et de lui-même, bâtissant ainsi une œuvre qui s’adresse à tous les hommes, dans « cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité. ». Et cela « dans le sens de l’affranchissement de tous les hommes.[8] » Le dévoilement obéit ici à une règle d’authenticité et à un risque encouru volontairement, dans lesquels entrent en ligne de compte la lucidité et un sentiment d’inachèvement : jamais on n’arrivera au bout de sa recherche de vérité, de son désir de transformation de soi et des autres.
Revenons à André Breton. Sa « maison de verre », tout compte fait, n’est-elle que transparence ? La vitre reflète (narcissisme), montre (transparence), mais elle est aussi une paroi, une séparation. Pour peu qu’elle soit un peu burinée par les intempéries, elle déforme, elle masque – et laisse ainsi passer le flou du rêve et l’espace de l’imagination. Elle devient, dans L’amour fou, la représentation du « grand espoir » surréaliste, la matière première de la « fameuse maison inhabitable de sel gemme[9]. » À la différence de la pseudo-réalité narcissique que répandent les réseaux dits « sociaux », la vitre opaque, comme l’écriture littéraire, masque et laisse filtrer la lumière du vrai, faisant de ce « vrai » un objet de poésie et de beauté, celle que Breton définit ainsi : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle.[10] » Hors de portée des « réseaux sociaux ».
Ce texte inédit en français a paru en traduction roumaine en 2015 dans la revue Infinitezimal.
[1] André Breton, Nadja, Gallimard Folio, p. 18-19.
[2] André Breton, Arcane 17, 10/18, p. 36.
[3] Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard Folio, p. 181-182.
[4] Éditions Stock, 2010.
[5] Première édition 1939. Édition récente : La région du cœur et autres textes, Labor, « Espace Nord », 2006.
[6] Ibid. p. 33-34.
[7] Ibid. p. 34.
[8] Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie », L’âge d’homme, Gallimard Folio, p. 22.
[9] André Breton, L’amour fou, Gallimard, p. 136.
[10] Ibid. p. 21.
Jean-Pierre Longre, universitaire et critique, a enseigné la littérature du XXe siècle à l’Université Jean Moulin de Lyon. Collaborateur de diverses revues, il a participé à la publication des romans de Raymond Queneau dans la Bibliothèque de la Pléiade, et il est l’auteur de plusieurs études sur des écrivains contemporains, dont Paul Éluard, Paul Nougé, Jean Prévost, Jean Tardieu, Gisèle Prassinos, Dumitru Tsepeneag, Matéi Visniec, Francis Ponge, Pascal Quignard. Parmi ses publications : Musique et littérature (éditions Bertrand-Lacoste, 1994), Raymond Queneau en scènes (Presses Universitaires de Limoges, 2005), Une belle voyageuse. Regard sur la littérature française d’origine roumaine (éditions Calliopées, 2013), Richesses de l’incertitude. Queneau et Cioran (Black Herald Press, 2020), Un an de solitude et autres histoires livresques (Black Herald Press, 2023). Il a aussi publié des nouvelles en revues (Brèves, Le Persil, Rue Saint Ambroise) et tient un blog littéraire, Notes & chroniques : http://jplongre.hautetfort.com