L’autre Verlaine, portrait compressé d’un ferrailleur poétique à New-York – par Frédéric Moulin
- Black Herald Press
- 17 sept.
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Ce texte, inédit, a été écrit en 2023 à l’occasion de la mort du guitariste et chanteur du légendaire groupe new-yorkais Television, Tom Verlaine. Même les non initiés comprendront facilement que ce n’était pas là son nom de naissance. La chanson à textes en France a longtemps revendiqué un monopole sur « les poètes » mais, passés les démarquages hybrides de Gainsbourg, l’évolution du rock et de la pop, comme en témoigne par exemple l’adaptation du « Recueillement » de Baudelaire (1985) par le groupe Marc Seberg, dont le chanteur était le ténébreux Philippe Pascal, a montré qu’il n’y avait pas incompatibilité entre les musiques d’origine anglo-américaine (aux racines également africaines et celtiques) et cette influence littéraire, pour ainsi dire réimportée des États-Unis — et plus spécifiquement, on l’aura compris, de New-York : voir, j’en parle ici, le livre de Rimbaud brandi par la jeune Patti Smith, ou l’adolescent de Permanent Vacation (1981) de Jim Jarmush déclamant Lautréamont.

1880 or so (le Rombo book)
Quand, en 1979, le premier groupe de Philippe Pascal, Marquis de Sade, sur l’album Dantzig Twist, fantasme le dernier entrechat de Conrad Veidt dans le Berlin du temps de l’Universum Film Ag, inutile d’y chercher d’hypothétiques influences des Anglais de Cure ou de Joy Division, qui sortent leurs premiers LP la même année ; car au-delà des références musicales et visuelles communes à la scène post-punk d’alors (Velvet et Stooges, Bowie, Kraftwerk, etc.) ces guitares tour à tour hachées et lyriques comme le chant écorché de Pascal ne cessent de renvoyer l’auditeur à un groupe unique ― il l’est à bien des égards ―, fondateur, né vers le milieu de la décennie 70 à New York : TELEVISION ― dont le leader TOM VERLAINE nous a quitté le 28 janvier 2023.
Le lendemain disparaissait à son tour, cette fois de notre côté de l’Atlantique, la styliste « Dame » Vivienne Westwood, dont la boutique SEX ouverte avec Malcolm McLaren fut le lieu de l’éclosion de la scène punk britannique, sœur ennemie de la new-yorkaise. Le punk en Angleterre a commencé avec des semi-hooligans pilotés (mal, d’après John Lydon) par des publicistes situ ; à Manhattan, lieu en fait beaucoup plus violent malgré le parallèle délabrement de Londres, des gamins en rupture de ban évadés de l’Amérique profonde semi-rurale ou pavillonnaire, sorte de réfugiés culturels, avaient les premiers lancé les hostilités contre l’establishment rock embourgeoisé, cela à coup de références aux poètes symbolistes français ― poètes « maudits » selon l’expression forgée par celui d’entre eux dont Thomas Joseph Miller emprunta le patronyme pour devenir Tom Verlaine. Cette filiation revendiquée venait pour partie de ce que les uns comme les autres étaient fauchés et généralement adeptes des paradis artificiels chers à Baudelaire, à quoi s’ajoutait pour les Américains le souvenir encore tout frais de s’être fait traiter de fiottes au lycée parce qu’ils lisaient des livres. Le snobisme, on l’oublie souvent, a aussi ses bons côtés. Qu’on pense à Patti Smith dans la Rolling Thunder Review de Dylan bassinant la terre entière avec son exemplaire délabré de Rimbaud, son « Rombo book » (et non pas même Rambo, cela du moins, à en croire David Morrell, le créateur du personnage, aurait eu un sens !) comme l’a retranscrit plus récemment dans un documentaire Netflix un traducteur qu’on espère automatique… D’ailleurs elle continue, ayant ajouté entre temps à la liste régulièrement publiée de ses lectures quelques noms encore plus exotiques qu’on peut découvrir dans son hommage à Tom Verlaine donné au New Yorker, où elle fait l’inventaire de leurs bibliothèques respectives aux temps de leurs défuntes amours, avant d’évoquer l’aspect du chanteur-guitariste avec « ses yeux bleu pâle et son cou de cygne » ainsi que « ses long doigts, noués autour du manche de sa Jazzmaster »…
La description opère de façon moins littérale que subliminale, le pseudonyme poétique faisant office de catalyseur : Verlaine (Paul) trop laid, Rimbaud au fond robuste enfant de paysan des Ardennes, reste, en guise d’équivalent possible puisé aux mêmes sources semi-imaginaires, Egon Schiele, ou plutôt la carte postale d’un autoportrait du peintre viennois qu’on imagine facilement punaisée au mur de l’éternelle chambre de bonne où logent les fantômes de Patti, la survivante. Ainsi, pour nous du moins qui avons commencé ce pèlerinage mélancolique sous l’égide de Philippe Pascal, la boucle est-elle bouclée, par le truchement d’un autre peintre autrichien, maître du premier ; la formule « des silhouettes, l’épiderme sec, fixées sur une esquisse de Klimt » entendue dans Conrad Veidt décrivant assez exactement la pochette réalisée par Robert Mapplethorpe pour Marquee Moon, le premier album de Television sorti quatre ans après les débuts du groupe.

Patti Smith et les Ramones exceptés, la plupart des artistes légendaires du non moins légendaire club le CBGB (Blondie, Talking Heads ou Television) ont en effet dû attendre vers 1977 et l’explosion des Sex Pistols en Angleterre pour pouvoir bénéficier d’un contrat d’enregistrement digne de ce nom. Les maisons de disques signaient alors tout ce qui évoquait plus ou moins la nouvelle scène, et je me rappelle avoir vu plus tard parmi les vinyles des parents de mon ami Marc la pochette de Marquee Moon affublée d’un sticker rond démesuré représentant une épingle à nourrice avec le mot « PUNK » écrit en capitales, pour ceux qui n’auraient pas compris… Quoique, soyons honnêtes, la précision n’ait pas été tout à fait inutile dans le contexte, la musique composée par un guitariste ayant d’abord joué du saxo en disciple de John Coltrane pouvant alors paraître modérément punk aux apôtres du « deux accords, trois maximum » malgré le précédent du Fun House des Stooges, qui de cette influence jazz n’avait retenu d’ailleurs que la part la plus déchaînée et violente.
Les deux poètes
Television, d’abord sous le nom de Neon Boys, était né de la vision de deux amis, et si l’un d’eux sans doute était punk, ce n’était pas Verlaine mais Richard Hell, éjecté du groupe dès le début de 1975. Richard Hell portait des T-shirts déchirés, avec des inscriptions et des motifs peints, il était peut-être le premier ; ses cheveux étaient ébouriffés, son jeu de scène était spectaculaire et son jeu de basse exécrable, ou du moins peu professionnel : le punk a priori c’est ça. Lui aussi avait emprunté son nom d’artiste aux poètes français du 19ème siècle, à Une saison en enfer de Rimbaud. Adolescents, dans leur Delaware natal, Tom et Richard avaient fugué jusqu’en Alabama, où ils avaient fini au poste après avoir mis le feu à un champ de maïs. Tom déclara à la police qu’ils tentaient de se réchauffer ; Richard que c’était pour le regarder brûler. Un passage de la chanson Venus permet à Verlaine de revenir non sans humour sur leurs différences de tempérament :
« Then Richie, Richie said ―Hey man, let’s dress up like cops, think of what we could do… But something, something, it said ―You’d better not. »

Tom se voulait plus constructif, il était ambitieux. Mais Richard, de son côté, ne se fit jamais d’illusion quant à ce qu’impliquait ce caractère ambitieux. Quand il se laissa convaincre de jouer dans le groupe, il prévint les autres que « faire de la musique avec Tom, c’est comme d’aller chez le dentiste » et crut bon d’ajouter que la seule différence, c’était qu’au bout du compte le dentiste restait préférable. Une fois écarté, Richard Hell gagnera sa part d’immortalité en tant qu’auteur de l’hymne définitif de cette scène new-yorkaise, Blank Generation, et sera régulièrement opposé au « carriériste » Verlaine par le puriste de l’éthique punk qu’était le critique Lester Bangs, avec qui il devisait à n’en plus finir en interview de son vrai livre culte à lui (le même que Gainsbourg) : À rebours de Huysmans. Fasciné par le suicide, il omettra pourtant de mourir précocement à Paris, à la façon de Stiv Bator, autre figure du CBGB, ou de Jim Morrison, prototype antérieur du poète qui se fait rocker ou du rocker qui se vit poète.
Lumières (électriques) et trahisons
Television (Verlaine, Richard Lloyd, Fred Smith, Billy Ficca) s’est reformé en 1992 pour l’enregistrement d’un troisième et dernier album éponyme (alors que le précédent, Adventure, remontait à 1978) et la tournée qui suivit les mena à Paris le 6 novembre de la même année, à la Cigale. Je me souviens de l’impression pénible que me causa cette prestation ; Verlaine ne cessait de fusiller du regard Richard Lloyd comme si chaque solo joué par cet autre merveilleux guitariste était quelque chose que celui-ci lui dérobait, chaque regard appréciateur du public une trahison ; sa présence magique et lunaire qui rayonnait littéralement durant ses propres moments de bravoure ou quand il chantait, à force, se faisait pesante, carrément oppressante. Peut-être était-il réellement, en effet, un sale type ? Poète maudit et maudit salopard ?
« I’m uncertain
When beauty meets abuse »
(Television, « Torn Curtain »)
Caractériel, tyrannique, mesquin voire malhonnête en matière d’argent et de crédits de composition : le portrait de l’homme donné par Lester Bangs, nostalgique, je l’ai dit, du Television « punk » des débuts, ou par Richard Lloyd lui-même, d’un tempérament pourtant flegmatique, est de fait peu reluisant. Voilà qui nous amène à l’un des grands débats de notre époque : peut-on, ou plutôt a-t-on le droit (y compris posthume) d’avoir été une pas si bonne personne tout en laissant derrière soi le leg d’un des (cent ? dix ? cinq ?... pour moi, je l’emporterais à coup sûr sur ma proverbiale île déserte…) disques les plus sublimes de la seconde moitié du 20ème siècle ? Non ? Vraiment ? Faites une expérience. Oubliez non seulement la biographie mais aussi le rock et toutes ses généalogies. Visionnez le film I’ll Be Your Mirror ― oui, je sais, le Velvet, les références ne se laissent pas si facilement évacuer ! ― présentant l’œuvre de Nan Goldin, et attendez le moment où, accompagnant le défilement des clichés de la photographe new-yorkaise, résonnent les premières notes de Elevation ― vous comprendrez alors, ou vous vous rappellerez le petit miracle que constitue une telle musique.

Certains ne s’y sont pas trompés : Tom Verlaine, après avoir prétendu dans une interview avoir viré Richard Hell parce que celui-ci tenait à son look « à la David Bowie » et qu’il ne voulait pas de ces débilités show-biz dans son groupe, a vu l’une des chansons de son premier album solo, Kingdom Come, reprise par Bowie en personne. Ce dernier livre là une performance vocale parmi ses plus impressionnantes, alors que Verlaine ne savait pas chanter ― sa guitare oui, et c’est elle qu’essaie au fond d’émuler la démonstration de lyrisme un rien ostentatoire de Bowie, l’année suivant la version originale de 1979.
The Limits of Control
Le guitariste ancien saxo qui s’était rêvé John Coltrane, sonne sur Little Johnny Jewel comme un tourbillon de feuilles mortes dans la tempête ; sur Marquee Moon en revanche il égrène les notes de manière à allumer des ribambelles de petites lumières dans votre cervelle façon immeuble new-yorkais à l’approche de la nuit. La lumière, on l’a dit, Tom Verlaine semble un temps avoir voulu la capter toute, à lui seul. On serait tenté d’y voir un péché de jeunesse, tant la suite de sa « carrière » s’est déroulée dans l’ombre. En réalité, le fond du problème aura été évidemment son obsession du contrôle, selon l’expression consacrée. La solitude, pour un Baudelaire, fait partie du cahier des charges du poète. Les romantiques avant lui, puis les poètes français, toujours les mêmes, conçus comme ses héritiers, ont parfois formé des groupes mais, avant la Première Guerre, l’acte créateur, en soi, ne se partage pas, ou peu. Or c’est bien surtout à cette période d’avant Dada et le surréalisme que se réfèrent décidément les gamins fugueurs de l’Amérique profonde réfugiés dans la Grosse Pomme. Et même pour Genet, au milieu des années 1950 quand il écrit sur Giacometti, l’artiste reste un être seul. Seul maître y compris de ses dérèglements, « raisonnés » ou non. Les poètes et le jazz n’offraient pourtant pas les mêmes précédents, ni Elvis et les Beatles, si on voulait se souvenir des Beatles. Soyons clairs. Tom Verlaine sait bien qu’il est dans un groupe, son groupe : Television ― ses propres initiales sont T.V.
Si Tom Verlaine fut un maniaque du contrôle, il n’était pas une exception dans le rock, forme d’expression collective pourtant, ni au sein d’une scène qui pronait de façon simultanée, ou peut-être dialectique, l’esprit de communauté et l’individualisme ; de même qu’au cinéma, où la notion « d’auteur » importée d’Europe (en référence, d’abord, dans un perpétuel aller-retour, à quelques mavericks d’Hollywood) eut à la même époque une influence certaine sur des réalisateurs indépendants voire DIY tels que Jarmush, habitué du CBGB, ou Susan Seidelman, amie de Richard Hell. Je lis sur la fiche Wikipédia américaine de Patti Smith que d’après l’essayiste Anwen Crowford sa conception du génie est « pré-féministe voire antiféministe » et qu’aucune volonté « de démocratisation, de déconstruction ne sous-tend son travail » car pour Patti « les vrais artistes sont des figures solitaires, murées dans leur exceptionnalité, entièrement dévouées à leur art ». C’est tout sauf idiot, même si beaucoup de femmes se demanderont pourquoi elles devraient se concevoir nécessairement comme de gentilles petites créatures vouées à la bienveillance, à la coopération, et s’interdire le chemin (certes caractérisé par une pente autodestructrice indéniable) tracé par personnes elles aussi totalement « dévouées à leur art » telle que Marguerite Duras, Nina Simone ou Nico.


Anwen Crowford, en effet, se permet cette remarque impertinente mais pertinente parce qu’elle sait combien la non-hiérarchisation en matière de création (expression) et l’insistance un peu oubliée sur le principe « No Stars » ont contribué à définir ce qu’on a appelé le punk ; et l’attachement de la poétesse-chanteuse américaine à l’isolationnisme orgueilleux du génie dans la tradition romantique apparaît confirmé par le portrait que celle-ci fait dans le New Yorker de Tom Verlaine « aux prises avec la terreur de la beauté ». L’intéressé avait exprimé la même idée avec un petit supplément d’humour, puisque dans une chanson célèbre de Marquee Moon il parle de tomber (ou se sentir) « dans les bras de la Vénus de Milo » !
Tom l’obscur ― Stranger than Paradise
Le livre de photo de Michael Stipe On the Road with Patti Smith (1998, traduit par Nathalie Peronny et publié en 2011 chez Naive) montre, lui, un Tom Verlaine en retrait, souriant d’un sourire absent, parfois riant d’un rire absent, tandis que sur les deux clichés qui le trouvent endormi il paraît de nouveau là, pleinement, évoquant ou plutôt invoquant dans son sommeil le magnétisme d’un autre poète, Robert Desnos. Il est cette « figure solitaire » raillée par Crowford, dont le châtiment de l’orgueil aura été de devenir un figurant. Imaginez : courant 1995, année de la tournée de Patti Smith, Tom Verlaine n’avait encore que 45 ans !
De cet anonymat relatif, il n’est plus jamais sorti depuis ; ses disques ont été peu nombreux et sont passés inaperçus. Television a refait des concerts, des tournées, comme tous les anciens groupes ces dernières années mais, au fond, quelle importance ? Peut-être ce Verlaine nouveau était-il un poète maudit authentique, après tout ?
« Now Little Johnny Jewel ―Oh, he’s so cool
He has no decision, he’s just trying to tell a vision
Some thought that it was sad and others thought it mad… »
Ces quelques vers du premier enregistrement publié de Television, chanson que j’ai déjà évoquée ici, pourraient bien contenir la clé permettant de répondre à cette question, et, au passage, éclairent d’un nouveau jour (tell-a-vision) le nom du groupe. Je suis en tout cas convaincu que de la même façon qu’il a fallu plusieurs décennies à Joy Division pour (re-)conquérir, à titre posthume, la place prééminente dans le panthéon musical à laquelle le groupe pouvait d’évidence prétendre depuis le début, rejetant dans l’ombre un tas d’autres artistes dont on s’était un temps exagéré l’importance, Tom Verlaine et Television seront encore écoutés par les amoureux de cette fameuse beauté qui n’existe pas, qui ne peut exister faute d’être objectivable et quantifiable, quand presque tout le reste de la musique du 20ème siècle (du rock en tout cas) aura sombré dans les profondeurs de l’indifférence des générations à venir.
This case, this case, this case that I
I’ve been workin’ on so long, so long ―
This case is closed.
Frédéric Moulin est l'auteur du roman Valeurs ajoutées (IMHO, 2010) et a co-écrit avec Éric Arlix la fiction prospective Agora Zéro (édition JOU, 2019). Il travaille actuellement à un livre destiné à prolonger une série de texte précédemment publiée en ligne sur D-Fiction: Les Statuts de K., un « ABC de la ségrégation » traité sur le mode fictionnel. Il a contribué à plusieurs ouvrages collectifs et a collaboré avec Emma Moulin-Desvergnes dans le cadre du collectif Mutants Anachroniques. Actuellement, il est membre du bureau de la revue TINA dans laquelle il publie régulièrement (premier numéro papier de la nouvelle formule paru en septembre 2025).